Les effets du réchauffement climatique sur le métabolisme : les poissons, d’excellents indicateurs

L’environnement, c’est tout ce qui nous entoure sur cette planète : l’air, l’eau, l’atmosphère, les roches, les végétaux et les animaux.

Les organismes, animaux et végétaux, ont développé des systèmes de décodage de leur environnement, tactiles, visuels, odorants et d’autres, qui leur permettent de se repérer et, pour certains, de se déplacer, dans leur milieu naturel afin de subvenir à leurs besoins vitaux, se nourrir, croître, se reproduire, ou encore fuir les prédateurs. Ils s’intègrent dans un écosystème et trouvent leur place dans une chaine alimentaire complexe établie sur des milliers d’années d’évolution.

Cet environnement est par essence fluctuant, de façon aléatoire ou prévisible. Ces dernières résultent de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil et de celle de la lune autour de la terre. Par leur régularité, l’alternance du jour (photopériode) et de la nuit (le cycle journalier de 24 heures) et celles des cycles lunaires et des saisons, sont parmi les facteurs prédictibles les plus robustes et fiables.

Pratiquement toutes les espèces (animaux, végétaux, champignons) ont tiré profit de ces régularités et ont développé au cours de d’évolution des horloges biologiques qui fonctionnent de façon autonome, c'est-à-dire approximativement sur une base de 24 heures (horloges circadiennes) ou d’une année (horloges circannuelles). L’alternance du jour et de la nuit synchronise (remet à l’heure) ces horloges qui sans quoi avanceraient ou retarderaient jour après jour, saison après saison.

L’avantage majeur procuré est de permettre d’anticiper les variations du milieu, donc de mieux s’y préparer et d’harmoniser les milliers de processus moléculaires, cellulaires, hormonaux, comportementaux, etc., qui fluctuent au cours d’une journée ou d’une année. Ainsi, le bon évènement arrive au bon moment (rythme des naissances, de veille et sommeil, de prise alimentaire, etc.).

Mais les activités humaines sont en passe de bouleverser, en quelques décennies seulement, ce qui a mis des centaines de milliers d’années à se mettre en place. Le changement climatique en est un exemple flagrant. En effet, la plupart des êtres vivants sont ectothermes, c’est-à-dire qu’ils ne régulent pas leur température intérieure, laquelle dépend du milieu extérieur.

Comment les ectothermes vont-ils faire face à une augmentation de température ? Les horloges biologiques, dont le bon fonctionnement dépend des alternances journalières et saisonnières de la lumière et de la température, vont-elles continuer de donner le temps ? C’est ce que nous allons voir, en prenant l’exemple des poissons.

Ce que vous allez apprendre

  • La température extérieure a une grande influence sur les métabolismes de la grande majorité des êtres vivants
  • L'observation des poissons nous permet de mieux comprendre cette influence
  • Les conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité sont diverses et parfois surprenantes
  • Echapper au réchauffement climatique et ses conséquences est impossible
Jack Falcon
Les horloges biologiques, dont le bon fonctionnement dépend des alternances journalières et saisonnières de la lumière et de la température, vont-elles continuer de donner le temps ?

La température

La température joue un rôle crucial chez les poissons qui, tout comme la majorité des espèces vivantes, sont des ectothermes (ou poïkilothermes, communément nommés « animaux à sang froid »), par opposition aux homéothermes (« animaux à sang chaud » qui régulent leur température intérieure : oiseaux, mammifères). Encore que certains poissons peuvent présenter une homéothermie partielle : leur activité métabolique et musculaire permet de maintenir une température intérieure qui peut varier d’un organe à l’autre.

C’est le cas du requin-saumon, des espadons, des marlins et des thons, lesquels sont capables de produire de la chaleur interne. Par exemple, les thons ont une température interne maintenue entre 25° Celsius et 30° Celsius dans les muscles (selon leur activité physique) et de 25° Celsius constants dans le cerveau. Chaque poisson a ses préférences.

La courbe de performance aérobique

Cette courbe est l’une des façons de représenter l’adaptation d’une espèce à son environnement thermique. Elle mesure, à différentes températures, la différence de consommation en oxygène du poisson en activité et au repos.

Courbe de performance aérobique
Courbe de performance aérobique Jack Falcon

En général la courbe de performance aérobique a une forme en cloche. En prenant pour exemple l’automobile, ce serait la différence entre la consommation de carburant au ralenti et celle à la vitesse optimale. La différence croît avec la vitesse jusqu’au maximum des capacités du moteur, mais diminue avec l’augmentation du ralenti.

Au sommet est la zone dite « de confort » la plus adaptée au bon fonctionnement du métabolisme et de la physiologie. De part et d’autre, le métabolisme aérobique est moins performant, le poisson cherchera à quitter cette zone « d’inconfort », pour se replacer dans les conditions optimales.

Quand les besoins de base en oxygène sont insuffisants, c’est-à-dire aux extrêmes de la courbe, le poisson est en danger de mort imminente.

Les eurythermes et les sténothermes

Les eurythermes et les sténothermes
Les eurythermes et les sténothermes Jack Falcon

Certains poissons présentent une tolérance large aux variations de températures (carpe, brochet, roussette), ce sont les eurythermes. D’autres montrent une marge de tolérance plutôt étroite (de quelques degrés seulement), soit dans les températures froides (poissons polaires), soit dans les chaudes (poissons tropicaux), ce sont les sténothermes.

La répartition géographique d’une espèce, migratrice ou sédentaire, se fait en fonction de sa préférence thermique, celle la plus adaptée au bon fonctionnement de son métabolisme et de sa physiologie. Parfois, des différences subtiles existent au sein d’espèces appartenant à une même famille.

Optimums métaboliques des truites d'Oregon, modifié d’après Pörtner et Peck 2010 (Climate change effects on fishes and fisheries: towards a cause‐and‐effect understanding Journal of Fish Biology 77, 1745–1779; doi:10.1111/j.1095-8649.2010.02783.x2010.02783.x)
Optimums métaboliques des truites d'Oregon, modifié d’après Pörtner et Peck 2010 (Climate change effects on fishes and fisheries: towards a cause‐and‐effect understanding Journal of Fish Biology 77, 1745–1779; doi:10.1111/j.1095-8649.2010.02783.x2010.02783.x) Jack Falcon

Par exemple, dans le nord-ouest américain (Oregon) il existe 4 variétés de truites, la fardée (Oncorhynchus clarkii), l’omble des fontaines (Salvelinus fontinalis), l’arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) et la fario (Salmo trutta) qui montrent chacune des optimums métaboliques différent de 15 à 20° Celsius. Leur répartition géographique varie en conséquence, selon la température des cours d’eau de la région.

Optimums métaboliques de l’anchois et de la sole
Optimums métaboliques de l’anchois et de la sole Jack Falcon

Des différences s’observent également au sein d’une même espèce selon l’âge et le sexe. Ainsi, les performances aérobiques et l’optimum métabolique de l’anchois (Engraulis mordax) ou de la sole (Solea solea) sont larges en milieu de vie et plus étroites en fin de vie pour la première et en début de vie pour la seconde.

Pourquoi ces différences ?

D’une façon générale, la vitesse des réactions métaboliques augmente avec la température pour approcher le maximum vers 37 ou 38° Celsius. Au-delà, la structure même des enzymes, qui assurent ces fonctions métaboliques, est altérée (au-delà des 60° Celsius, l’enzyme est totalement dénaturée).

Aux températures basses (en dessous de 5° Celsius), les mouvements moléculaires sont très réduits et l’activité des enzymes s’en trouve donc ralentie. Durant des centaines de milliers d’années d’évolution, des mutations successives ont conduit les espèces à s’adapter au mieux aux conditions de leur environnement. Ainsi, les structures moléculaires de leurs protéines (dont les enzymes) ont changé, génération après génération, entrainant des modifications dans la rigidité, la souplesse, la stabilité thermique et finalement dans l’efficacité (aux extrêmes, on trouve des bactéries vivant dans des eaux chaudes, qui supportent des températures de plusieurs dizaines de degrés au-dessus de 37° Celsius.).

La température agit aussi directement sur la fluidité et la rigidité des lipides (graisses) qui constituent environ 40% des composants d’une cellule. La composition lipidique joue donc un rôle déterminant dans le comportement structural (plasticité) et fonctionnel de la cellule face à des variations de température. Car, dans les membranes cellulaires, dont l’enveloppe (la membrane plasmique), se trouvent des protéines (enzymes, récepteurs aux hormones ou aux neurotransmetteurs, canaux perméables aux ions calcium [Ca2+], sodium [Na+], hydrogène [H+], etc.) qui assurent un échange permanant entre la cellule et le milieu sanguin, et dont les propriétés dépendent à la fois de leur structure propre et de celle des lipides dans lesquels elles se trouvent.

Par exemple 50% des lipides d’une cellule photoréceptrice sont constitués de DHA (acide docosahéxaénoïque) dont les propriétés permettent aux molécules de photopigments (opsines) d’assurer correctement leur fonction visuelle quelle que soit la température environnante.

Jack Falcon
Il s’avère que les modèles prédictifs les plus pessimistes sont ceux qui semblent s’appliquer aujourd’hui.

Les horloges biologiques des poissons, la mélatonine et la température

Les poissons, regroupant les cartilagineux (Chondrichtyens : chimères, raies et requins) et les osseux (Actinoptérygiens), comme l’ensemble des êtres vivants, possèdent des horloges internes dans pratiquement toutes leurs cellules. Mais elles ne sont pas très robustes en général et travaillent chacune de leur côté.

Elles ont donc besoin d’une « horloge maîtresse », un chef d’orchestre, qui harmonise l’ensemble. Cette horloge est située dans le cerveau et plus particulièrement dans l’organe pinéal, encore appelé épiphyse ou « troisième œil ».

Schéma de présentation de l'épiphyse
Schéma de présentation de l'épiphyse Jack Falcon

Cette épiphyse ressemble à une rétine simplifiée, localisée au sommet du cerveau juste en dessous du crâne, placée légèrement en arrière des deux yeux, en position très favorable donc pour capter la lumière. De fait, cette « pinéale » possède des cellules photoréceptrices qui transforment la lumière perçue et élabore, en réponse, un message nerveux et un message hormonal.

Le message nerveux

C’est un neurotransmetteur, libéré de nuit par le photorécepteur, il active des cellules nerveuses. Celles-ci distribuent une information électrique dans divers centres du cerveau, dont l’intensité est proportionnelle au degré d’obscurité.

La pinéale ne permet pas la vision des formes et des couleurs, contrairement à la rétine, mais fonctionne comme un lumino-détecteur et un dosimètre de lumière environnante. La sensibilité est très grande, permettant au poisson de capter la moindre variation d’intensité lumineuse au-dessus de sa tête. Bien entendu, ce message marque aussi la durée respective du jour et de la nuit.

Le message hormonal

Profil type de sécrétion de la mélatonine au cours d’une journée chez un poisson des zones tempérées
Profil type de sécrétion de la mélatonine au cours d’une journée chez un poisson des zones tempérées Jack Falcon

C’est la mélatonine, produite aussi de nuit. La production nocturne de mélatonine est stimulée par une horloge biologique dont la mécanique moléculaire est très semblable à celle des mammifères (dont l’humain).

Jack Falcon
Aujourd’hui cette stabilité est bousculée par les grands changements globaux, dont le réchauffement climatique. Pour quelles conséquences ? Les organismes vont-ils réussir à mettre en place de nouvelles stratégies adaptatives en quelques décennies seulement ?

La mélatonine : un messager de la photopériode et de la température

La production de mélatonine par la glande pinéale est sensible à la lumière

La lumière captée par le photorécepteur pinéal contrôle une enzyme essentielle de la voie de synthèse de la mélatonine, l’arylalkylamine N-acétyltransférase (AANAT).

L’AANAT est une enzyme spécifique de la glande pinéale. Elle catalyse l’acétylation de la sérotonine un précurseur de la mélatonine.

Deux formes voisines existent chez les poissons : l’une se rencontre dans beaucoup de tissus (nerveux ou non), son activité monte avec la température de 0 à 37° Celsius, puis chute au-delà. L’autre est exclusive de la glande pinéale, sont optimum thermique varie avec l’espèce.

La photopériode synchronise l’horloge circadienne moléculaire, dont l’activité contribue à réguler le rythme de synthèse, et donc l’abondance de l’enzyme. Mais la lumière déstabilise la protéine AANAT qui est donc dégradée de jour, de sorte qu’elle ne peut s’accumuler et donc ne travailler que la nuit. Voilà pourquoi la mélatonine est une hormone de la nuit.

La production nocturne de mélatonine est sensible à la température

Brochet prit en photo de nuit
Brochet prit en photo de nuit meinig

Les effets sont indépendants de l’horloge biologique. D’une façon générale, la réponse de la mélatonine aux variations de température se superpose à la courbe de performances aérobiques du poisson concerné. Il y a deux raisons à cela.

  • D’une part, l’enzyme AANAT de la pinéale (et seulement celle-là) possède des propriétés structurales et fonctionnelles adaptées à la gamme de température dans laquelle évolue le poisson. En particulier, la séquence unique des acides aminés qui la compose, résultat de milliers d’années d’évolution, détermine la stabilité et l’efficacité enzymatique face aux variations de température.

  • D’autre part, les cellules photoréceptrices qui produisent la mélatonine possèdent des thermorécepteurs à la surface cellulaire (comme chez les mammifères, ce sont des canaux plus ou moins perméables au calcium selon la température extérieure). Il possède en surface cellulaire des canaux Ca2+ qui s’ouvrent ou se ferment en fonction de la température ambiante (chez les poissons les thermorécepteurs se rencontrent aussi dans certaines cellules nerveuses de la ligne latérale et dans l’hypothalamus). De fait, le photorécepteur de la pinéale est aussi un thermorécepteur.

En bref, l’interaction de la photopériode et de la température façonne le profil de sécrétion de l’hormone par les cellules photoréceptrices : la durée de la sécrétion nocturne est contrôlée par la photopériode et l’amplitude de cette sécrétion est contrôlée par la température.

La mélatonine : un donneur de temps

La mélatonine est libérée dans le sang et le liquide céphalorachidien. La régularité du signal rythmique produit une information temporelle qui reflète les variations journalières et saisonnières de l’environnement lumineux et thermique.

Les poissons, comme tous les autres vertébrés, ont su utiliser ce rythme comme un signal permettant de s’orienter dans le temps journalier et saisonnier. D’ailleurs l’hormone est aussi appelée le « donneur de temps » de l’organisme.

Elle participe au contrôle de nombreux rythmes essentiels et vitaux comme, par exemple, la division cellulaire, la coloration de la peau (qui change entre le jour et la nuit), la prise alimentaire (certains mangent le matin, d’autres le soir ou la nuit), la migration verticale (des poissons descendent la colonne d’eau le jour et la remontent la nuit, d’autres font l’inverse), le sommeil et l’éveil (il y a des poissons diurnes, d’autres nocturnes, d’autres enfin sont actifs aux interphases), la formation de bancs, les rythmes hormonaux et métaboliques (par exemple, l’hormone de croissance est produite de nuit), etc.

La mélatonine : un donneur de temps
La mélatonine : un donneur de temps Jack Falcon

Les rythmes saisonniers impliquant un contrôle par l’épiphyse et la mélatonine incluent la migration horizontale (des saumons ou des thons par exemple), la reproduction et l’abondance, le développement et la croissance.

Par exemple, les hormones de la reproduction, ou de la croissance, sont produites à certains moments de l’année, pas à d’autre. C’est à la fois simple et compliqué, car à chaque espèce correspond son style et on imagine aisément la grande variété des réponses observées quand on pense qu’il existe près de 29 000 espèces de poissons, en incluant les agnathes (lamproies), les poissons cartilagineux (requins, roussettes) et les osseux (saumons, truites, brochets, carpes, turbots, etc.). D’autant que des différences peuvent exister y compris au sein d’une même espèce en fonction de la variété, de l’âge ou encore du sexe.

En résumé la photopériode et la température jouent un rôle crucial, par l’intermédiaire de la glande pinéale et de son hormone la mélatonine, dans le contrôle du métabolisme et des régulations physiologiques et comportementales vitales. Ceci a été rendu possible par la grande régularité et fiabilité, jour après jour, saison après saison, des deux signaux.

Mais aujourd’hui cette stabilité est bousculée par les grands changements globaux, dont le réchauffement climatique. Pour quelles conséquences ? Les organismes vont-ils réussir à mettre en place de nouvelles stratégies adaptatives en quelques décennies seulement ?

Hervé Kempf
La question de la biodiversité est tout aussi importante que celle du changement climatique, sur lequel l’attention écologiste a tendance à se focaliser. En fait, il ne faut pas les traiter indépendamment l’une de l’autre.

Le réchauffement climatique, un fait incontestable

Certains milieux magnifiques sont, de fait, impactés
Certains milieux magnifiques sont, de fait, impactés Jean-Baptiste Bellet

Le réchauffement climatique est bien documenté. Il n’est qu’un aspect des changements climatiques globaux qui se reflètent aussi dans les modifications des courants aériens et marins, la fonte des glaces, la montée du niveau des océans, la réduction de la salinité et de l’oxygénation des eaux et des épisodes météorologiques inhabituels et violents.

Il s’avère que les modèles prédictifs les plus pessimistes sont ceux qui semblent s’appliquer aujourd’hui. Les milieux aquatiques (océans, rivières, fleuves, étangs et lacs) n’échappent pas à la règle.

La température moyenne des océans est montée de 1° Celsius sur les 100 dernières années. Celle des lacs et rivières de 2° Celsius sur les 40 à 50 dernières années, parfois plus selon les régions. Ces augmentations varient d’une zone géographique à une autre. Ainsi, en mer Méditerranée elles sont de l’ordre de 0,24° Celsius tous les dix ans au Détroit de Gibraltar, et de 0,51° Celsius tous les dix ans en Mer Noire.

Plusieurs conséquences majeures sont à prévoir, certaines se font déjà sentir sur :

  1. Les métabolismes, parce que les poissons sont des ectothermes et nous avons vu le rôle essentiel joué par la température dans le fonctionnement général de l’organisme et son adaptation au milieu.

  2. Le développement et la croissance.

  3. La reproduction et le déterminisme sexuel.

  4. Le déchiffrage de l’information temporelle par la mélatonine. Nous venons de voir que jusqu’à il y a peu, il reposait sur les alternances régulières et conjuguées de la photopériode et de la température. Qu’adviendra-t-il maintenant que l’un des facteurs, la température, change alors que l’autre, la photopériode, reste stable ?

Jack Falcon
Les poissons d'eau douce faisaient déjà partie des organismes les plus en péril sur terre. Le réchauffement actuel aggrave cette situation.

Le réchauffement accélère les métabolismes

Truite Fario dans son milieu
Truite Fario dans son milieu Thomas Nugent

Un des problèmes majeurs auquel tous les poissons sont confrontés lors d’une augmentation de température est l’augmentation subséquente du métabolisme de base, qui nécessite des besoins en oxygène plus importants. C’est d’autant plus grave que le réchauffement entraine par ailleurs une diminution de la quantité d’O2 dissous dans l’eau.

L’augmentation du métabolisme de base va réduire la marge de manœuvre du poisson, ce qui va se refléter dans la courbe de performance aérobique : ainsi, si la marge de tolérance du poisson est étroite (cas du poisson arctique) faire face deviendra très difficile.

Plusieurs cas de figures sont à envisager, selon que l’espèce présente une marge de tolérance large ou étroite aux changements et que la possibilité lui sera ou non offerte de migrer vers des zones plus adaptées à ses préférences thermiques.

Par exemple, pour les quatre variétés de truites de l’Orégon dont nous avons parlé plus haut, les conséquences d’une augmentation de température de 4 à 5° Celsius ne seront pas les mêmes pour celles dont la courbe montre un maximum de performance à 15° Celsius (la fardée) et celle pour qui ce maximum est à 20° Celsius (la fario). La zone de confort sera réduite pour la première et simplement décalée pour la seconde. Mais toutes seront impactées car d’autres facteurs entrent en jeu (biotope, courant, précipitations, géographie).

D’ici à 2080, l’espèce native (truite fardée O. clarkii) déjà menacée par les autres espèces concurrentes (introduites pour satisfaire aux besoins de la pêche) en sera à 58% de perte, contre 77% pour l’Omble (S. fontinalis) et 48% pour la fario (S. trutta). L’arc-en-ciel (O. mykiss) est celle qui s’en sortira le mieux avec seulement 35% de perte.

Le développement et la croissance

Banc de poissons, la multitude est reine en mer
Banc de poissons, la multitude est reine en mer

Avec l’augmentation du métabolisme, s’observent des phénomènes associés, comme une augmentation du rythme cardiaque, de l’activité locomotrice et une accélération du développement ( Pimentel et col. Seabream larval physiology under ocean warming and acidification. Fishes 2020, 5, 1; doi:10.3390/fishes5010001).

Le nombre de jours nécessaires à la croissance diminue avec l’augmentation de la température. Ce temps est particulièrement long pour les poissons des eaux froides qui croissent en 180 jours à -2° Celsius et en 150 jours à +1° Celsius.

Cependant à des températures plus élevées, le poisson se trouve en dehors des limites dictées par sa courbe de performance aérobique : il meurt. Il s’ensuit que le réchauffement de l’eau risque d’être fatal pour les poissons polaires, lesquels sont sténothermes en général. La situation est moins dramatique pour les sténothermes des eaux tropicales (car ils pourront migrer) et pour les eurythermes (ceux présentant une large tolérance aux changements de température : hareng, carpe, anchois, turbo, morue, bar, etc.).

Par ailleurs, les études les plus récentes indiquent que le réchauffement actuel, s’il accélère la croissance, entraine aussi une réduction substantielle de la taille moyenne ainsi que des malformations anatomiques.

Les choses se compliquent chez certaines espèces où les préférences thermiques changent au cours de la vie. Par exemple, chez la sole Solea canadensis, elle se situe entre 10 et 15° Celsius chez la larve et entre 5 et 30° Celsius chez l’adulte.

A l’inverse, chez l’anchois Angraulis mordax, la tolérance est large aux stades larvaire et juvénile (entre 5 et 30° Celsius) puis elle diminue progressivement pour n’être que de 5° Celsius (entre 12 et 17° Celsius) chez l’adulte en état de se reproduire. On imagine donc aisément qu’une augmentation de température de l’ordre de 4 à 5° Celsius affectera sérieusement la population larvaire de la sole et les reproducteurs chez l’anchois. Dans les deux cas c’est la survie des espèces qui est en jeu.

Reproduction et déterminisme sexuel

Comme pour la majorité des physiologiques et comportementaux, les conditions de température les plus favorables à la fonction de reproduction suivent la courbe de performance aérobique. Mais un autre aspect moins bien connu concerne le déterminisme sexuel.

Chez certaines espèces (par exemple, le medaka, le saumon rouge ou le bar européen) un changement de température peut entrainer un changement de sexe. Les effets sont complexes et encore mal compris : l’augmentation peut se traduire par une plus forte proportion de mâles, ou de femelles selon les cas.

Un renversement de la proportion entre mâles et femelles est de nature à mettre en danger l’espèce concernée.

Jack Falcon
Les modélisations en cours prédisent une perte globale de 20% de la biodiversité si le réchauffement continue tel qu’actuellement.

La migration et l’information temporelle

La fuite vers des lieux plus propices est la solution pour les individus dont la niche écologique habituelle est devenue invivable. Mais soit la migration est rendue impossible par la géographie des lieux, soit elle amène d’autres problèmes dont il est encore difficile d’évaluer les conséquences.

La migration est impossible

Dans les lacs et rivières la migration est souvent très difficile, voire impossible, de par la fragmentation naturelle ou artificielle et l’isolation des habitats. Les poissons d’eau douce faisaient déjà partie des organismes les plus en péril sur terre. Le réchauffement actuel aggrave cette situation. Les observations et études prédictives s’accordent pour mettre en évidence un remodelage et un bouleversement des populations de poissons.

Du sud au nord de l’Europe la température des eaux des lacs et lagunes a subi une augmentation de l’ordre de 2° Celsius sur les dernières deux à quatre décennies. En parallèle, on assiste à un remodelage des populations de poissons qui sont, dans une majorité des cas, dans l’impossibilité de fuir.

Evolution des populations de poissons dans le lac Majeur, modifié d’après Jeppesen et coll., 2012. (lien : 10.1007/s10750-012-1182-1)
Evolution des populations de poissons dans le lac Majeur, modifié d’après Jeppesen et coll., 2012. (lien : 10.1007/s10750-012-1182-1) Jack Falcon

C’est le cas dans le lac Majeur (Italie) où on a vu, à partir des années 1990, un effondrement des populations de truites (O. mykiss), perches (Perca fluviatilis), et lotes des rivières (Lota lota), une quasi disparition des corégones (Coregonus clupeaformis) et une disparition totale des ablettes (Alburnus alburnus), alors que celle des sandres (Sander lucioperca), Gardon (rutilus rutilus) et alose (Alosa alosa) a explosé.

Plus au nord, en Islande, le lac Elliöavatn a vu ces vingt dernières années, croitre d’un facteur deux sa population de truite arc-en-ciel (O. mykiss) et décroitre d’autant sa population de saumon arctique (Salvelinus alpinus).

Plus au sud, dans la lagune de La Albufera (Espagne), le réchauffement commencé dans les années 80, s’est traduit par un effondrement des populations de loup de Méditerranée (D. labrax) et d’anguille (A. anguilla) remplacés par des muges (Mugilidae sp.), dont la population a doublé ou triplé selon les années.

A côté de ces changements démographiques les études rapportent aussi des changements de la taille et du comportement reproducteur et migratoire (entre autres).

La migration est possible : une affaire en marche

Un peu partout dans les mers et océans s’observent déjà des phénomènes migratoires, vers le nord ou vers le sud selon l’hémisphère, et ce quelle que soit la région et le type d’habitat.

Par exemple, une étude portant sur les espèces endémiques de 55 estuaires de l’Atlantique Nord (allant du Portugal à l’Ecosse) a montré que sur 15 espèces 11, dont l’Anguille (Anguilla anguilla), le Bar Atlantique (Dicentrarchus labrax), plusieurs variétés de Flétans (Platichthys sp.) ou de Vipères de mer (Syngnathus sp.), le grondin perlon (Chelidonichthys lucernus), se distribuent aujourd’hui plus au Nord, comparativement aux années 40.

Parallèlement, dans les estuaires du sud (Portugal), des espèces plutôt tropicales viennent occuper la place laissée libre (doi : 10.1007/s10113-010-0196-3). Un phénomène identique est rapporté pour les espèces pélagiques telle la morue (Gadus morua), le Hareng (Clupea harengus) ou les maquereaux (Scomber scombrus et Trachurus trachurus) en Atlantique Nord (doi : 10.1007/s10113-010-0196-3).

En mer Méditerranée, relativement fermée comparativement aux océans, on comptait en 2011 près de 120 nouvelles espèces de poissons (sur un total de 1 000 nouvelles espèces répertoriées). La majorité est entrée par le canal de Suez et une minorité par Gibraltar.

Les modélisations en cours prédisent une perte globale de 20% de la biodiversité si le réchauffement continue tel qu’actuellement. En effet, si l’augmentation de chaleur favorisera certaines espèces locales (sole d’Egypte) ou l’entrée de nouvelles espèces (Barracuda, Baliste), d’autres sont appelées à disparaitre (Blennie, Gobie, Fausse Limande).

La fuite par la migration est-elle la solution miracle ? Non, car d’autres facteurs perturbateurs entrent alors en jeu. En premier lieux le poisson perdra ses repères temporels.

Le migrant perd son « temps »

Nous avons vu plus haut que le décodage du temps journalier et saisonnier est possible grâce au rythme de sécrétion de la mélatonine, lequel dépend de l’action conjuguée de la photopériode et de la température.

La migration risque fort d’altérer le rythme de production de l’hormone donneuse de temps et, par voie de conséquence, tout ou partie des fonctions rythmiques qui en dépendent.

Plusieurs cas de figure sont possibles. Si le poisson est tolérant au changement de température, il reste a priori sur place sans que le profil de la mélatonine soit altéré significativement. S’il est peu ou pas tolérant il doit fuir.

Trois cas de figure de migrations possibles
Trois cas de figure de migrations possibles Jack Falcon
  1. La fuite n’est pas possible (poissons des lacs et rivières fermés et polaires). En restant sur place, et en supposant qu’il supporte malgré tout l’augmentation de température, la durée de la sécrétion nocturne de la mélatonine est inchangée mais l’amplitude est altérée.

  2. La fuite est possible en profondeur : le rythme de sécrétion de la mélatonine risque d’être altéré car la pénétration de la lumière dans l’eau a ses limites, variables selon la turbidité de l’eau et selon la longueur d’onde : l’infrarouge et le rouge sont absorbés dès le premier mètre, suivent le vert (entre -40 et -60 mètres), puis le bleu et les UV. Très peu de lumière passe au-delà de 200 mètres. Ces conditions sont de nature à altérer la vision à proprement parler.

  3. La fuite est possible en latitude (vers les pôles) : l’amplitude est préservée si le poisson retrouve sa température de confort, mais la durée et ses variations saisonnières sont altérées. Le poisson saura-t-il s’adapter à ces changements de timing dont on a décrit plus haut l’importance vitale ?

Une multiplicité d’autres facteurs

Qui dit migration dit intégration. Quid du nouvel arrivant dans ce nouvel environnement où chaque habitant local avait sa place, sa niche écologique ? De même qu’adviendra-t-il d’un écosystème qui voit partir une de ses composantes ? Dans quelle mesure les équilibres en place seront-ils préservés ou bouleversés ?

Enfin, à tous les changements induits par le réchauffement viennent s’ajouter une série d’autres pressions associées ou non et provoquées par les activités humaines (pressions anthropiques). Le changement climatique entraine en plus du réchauffement de l’eau, une augmentation du CO2 dissous et diminution de l’O 2 dissous, une acidification des eaux, des modifications des courants marins et de l’alimentation en eau des lacs et des rivières, dont les conséquences sur la biologie des poissons et celle des animaux aquatiques en général sont encore mal évaluées.

Ce n’est pas fini ! Il y a aussi la surpêche, légale et illégale, et une somme de sources de pollutions et nuisances physiques et chimiques diverses : éclairage nocturne, bruit, plastiques, microparticules et nanoparticules dissoutes, déchets organiques et industriels, obstacles (barrages hydrauliques), fragmentation et réduction de l’habitat, etc.

Tous, pris un à un, ont des effets délétères, mais pris ensembles leurs effets sont plus qu’additifs. C’est une autre histoire.

Pour conclure

Les premiers impacts du réchauffement climatique sont déjà visibles chez les poissons dont l’ensemble des activités biologiques dépend fortement de la température. Les observations en cours confirment les modèles prédictifs établis ces dernières années.

Pour certains poissons la migration vers des horizons plus adaptés est la seule solution envisageable, si tant est qu’elle soit possible. Les premières observations montrent que les poissons qui ne sont plus adaptés aux nouvelles conditions imposées par le réchauffement migrent vers des zones plus froides quand ils le peuvent. Ce n’est pas sans conséquences sur les modalités du contrôle de leurs fonctions rythmiques essentielles comme la croissance, la prise alimentaire ou la reproduction.

De plus, qu’ils soient migrants ou non-migrants, s’observent déjà des remodelages de populations favorables à certaines espèces et au détriment d’autres, un processus qu’on estime voir s’amplifier dans les années qui viennent.

Si on ajoute à cela l’ensemble des pressions résultant des activités humaines, on peut supposer que les poissons ne sont pas sortis d’affaire ! Ces processus ne sont pas sans conséquence sur la biodiversité, la pêche et l’aquaculture.

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Portrait de l'auteur

Jack Falcon

Directeur de recherche émérite — CNRS

Docteur de l’université de Poitiers (1978), il a intégré le CNRS en 1979, après 2 ans dans un «?Max Planck Institut?» en Allemagne.

Suite à une année sabatique au NIH (National Institutes of Health) de Washington DC (USA), il a rejoint fin 2000 la station de biologie marine de Banyuls sur Mer. Docteur émérite au CNRS depuis 2017 (laboratoire de Biologie des Organismes et Ecosystèmes Aquatiques du Muséum National d'Histoire Naturelle), il participe aux travaux de l'ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail) sur les questions liées à l'impact des agents physiques.

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Une réponse à “Les effets du réchauffement climatique sur le métabolisme : les poissons, d’excellents indicateurs”

  1. Article très intéressant et bien documenté qui ne nous rend pas optimistes quant au futur des écosystèmes tels que nous les connaissons actuellement et, donc, de l’humanité…

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